Souvenirs brûlants d’un appelé pendant la Guerre d’Algérie
Adapté d’un récit autobiographique d’Alexandre Tikhomiroff, Soleil brûlant en Algérie de Gaëtan Nocq décrit le quotidien d’un appelé du contingent pendant la Guerre d’Algérie. Une vision centrée sur la monotonie matinée d’inquiétude et d’angoisse de la vie en caserne dans la ville algérienne de Cherchell, qui rebondit et s’accélère lorsque le soldat Tikhomiroff rentre à Paris.
Cases d’Histoire : Comment ce projet a pris forme ?
Alexandre Tikhomiroff : Gaëtan est venu me voir avec quelques dessins. J’étais content. D’abord parce qu’il s’intéressait à mon histoire, mais aussi parce que les quelques dessins qu’il avait faits, c’était ce que j’avais vu, ce que j’avais vécu. J’ai eu du mal à comprendre comment il avait réussi à transcrire en images mon histoire.
CdH : Vous n’aviez jamais pensé à une adaptation en bande dessinée.
AT : Non, bien sûr, car je ne suis pas un grand lecteur de bande dessinée. Mais c’était finalement ce que je voulais. J’ai écrit mon livre d’une part pour tourner la page de ces souvenirs, et d’autre part pour laisser des traces. Cet album en est une. Lors des signatures, des gens que je ne connais pas me disent qu’ils achètent ce livre pour leurs enfants, pour qu’ils sachent ce que leur grand-père, qui n’en parle pas, a connu pendant la Guerre d’Algérie. Et c’est parfaitement retranscrit par Gaëtan. A tel point que des amis qui ne le connaissaient pas m’ont demandé s’il avait vécu le conflit.
CdH : La Guerre d’Algérie est une période qui pose encore problème quand on passe en revue l’Histoire de France. Quelle était votre intention en écrivant votre livre ?
AT : Mon but, c’était d’abord de me libérer de cette expérience traumatisante. Et puis de laisser une trace. Je suis content, parce qu’il y a énormément de gens de ma génération qui préfèrent oublier tout cela. Je crois que chaque peuple a droit à son indépendance, et que l’Algérie y avait droit elle aussi. Ceci dit, la situation actuelle ne me concerne pas. Je parle de ce que j’ai vécu, avec les moments faciles et toutes les turpitudes que les guerres coloniales peuvent engendrer. Mais je n’ai pas voulu faire un livre de mémoires type « massacre à la tronçonneuse ». Le sang, je n’ai pas pataugé dedans mais je l’ai vu indirectement. Je voulais toutefois éviter d’en parler, on voit suffisamment de cadavres à la télévision.
CdH : C’est vrai que dans l’album, on voit très peu de combats. C’est surtout la vie dans la caserne.
AT : Oui, c’est ce que j’ai vécu directement. J’ai éludé certaines choses que j’ai pu voir, parce que ça ne représentait pas le fond du souvenir que j’ai gardé des deux ans et demi passés à Cherchell.
CdH : Et vous, Gaëtan, quelle était votre motivation pour traiter cette histoire ?
Gaëtan Nocq : Alors c’est une motivation complètement extérieure, parce que je n’ai aucun lien avec la Guerre d’Algérie. Je pense que c’est tant mieux, parce que j’ai pu avoir une distance et entrer presque avec naïveté dans ce récit. Evidemment, il y a forcément un point de vue de ma part. J’ai accentué ces moments où il ne se passait rien, en donnant un petit côté Désert des Tartares. C’est vrai que dans la vie des militaires, il y a énormément d’attente et puis soudain c’est très violent. Je voulais transcrire ces temps morts où on angoisse, on a peur. D’où cette couverture un peu énigmatique.
CdH : En fait, on voit très peu l’ennemi.
AT : On ne le voit pas. La peur, c’est le tour de garde. Qu’on soit troufion ou colonel, qu’on soit là depuis 15 jours ou deux ans, c’est la même peur. S’il y a un grillon qui pète, on se demande ce qui arrive. C’est en permanence. Plus que les combats, c’est cette angoisse qui me paraissait représentative de ce conflit.
CdH : Pour le dessin, comment s’est passée la documentation ?
GN : J’ai fait un gros travail de documentation. Alexandre m’a d’abord fourni des diapos. La deuxième immersion a été une documentation plus technique. Je suis allé voir le Musée de l’Armée et un militaire spécialiste d’archéologie militaire à Vincennes, qui m’a montré des armes. Je voulais un rapport visuel mais aussi tactile avec les objets. Et puis j’ai lu des livres, notamment sur la partie 5e Bureau, ce département pour mener une guerre psychologique contre la guérilla, dont les Américains se sont d’ailleurs inspirés pour le Vietnam par la suite. J’ai utilisé des unes de presse également. Enfin, j’ai consulté une documentation plus centrée sur l’atmosphère. J’ai lu des livres sur l’Algérie des années 50 et 60. Ça m’a conforté dans l’idée de faire du noir et blanc, pour ne pas tomber dans l’orientalisme et faire de belles cartes postales de paysages. Le noir et blanc dramatise, et en même temps, c’est de la couleur. Le livre a d’ailleurs été imprimé en bichromie, avec un passage de noir et un passage de gris, ce qui donne une subtilité dans les gris notamment.
CdH : Et pour les bâtiments ? Notamment la caserne, qu’on voit beaucoup.
GN : Sur Internet, j’ai trouvé assez facilement des photos, sur des sites d’anciens soldats.
CdH : Et quelle est la technique pour cet album ?
GN : Mine graphite, la plus grasse du monde, un 8B. Et pour certaines cases, j’ai fait des jus à la gouache, pour quelques aplats. Ça donnait un peu plus d’expressivité, surtout pour la fin.
CdH : Votre dessin rappelle celui d’Emmanuel Guibert pour La Guerre d’Alan. C’est une de vos influences ?
GN : Ah oui, complètement. Je l’ai découvert avec le Photographe. J’aime beaucoup ce rapport dessin/photo. Et puis La Guerre d’Alan m’a beaucoup plu aussi.
CdH : Au-delà du dessin, le rythme de Soleil brûlant en Algérie rappelle celui de La Guerre d’Alan.
GN : C’est une influence qui a dû ressortir. Ce que j’aime bien chez Guibert, c’est quand il isole les personnages du décor. Ce travail de silhouette sur fond blanc, Satrapi le fait aussi d’ailleurs, est une très bonne idée graphique. Il y a peut-être plus de voix off chez Guibert que chez moi. Souvent, j’ai pris une phrase du livre d’Alexandre pour la transformer en dialogue. Et il m’a laissé très libre de faire ça, ce dont je l’en remercie.
CdH : Vous avez aussi un style de séquençage. Ce sont surtout des petites scènes. Mais malgré ces séquences hachées, la lecture est fluide et lente.
GN : J’ai fait beaucoup de musique. Et pour le rythme, je pensais en termes de temps fort/temps faible, comme pour composer un morceau. La scène avec le chef des renseignements, je l’ai d’abord traité comme une Cène, et puis le jeu des répétitions avec le même cadrage sur la table ma paraissait coller avec l’ambiance du renseignement où les gens essayent de rester anonymes. J’ai essayé de trouver une narration en fonction du sujet.
CdH : Alors, en ce qui concerne le récit, on ne s’attend pas forcément au twist de la fin, où l’histoire continue à Paris. Et finalement, c’est cette partie-là qui est la plus spectaculaire !
GN : J’ai été assez fidèle à l’agencement du récit du livre d’Alexandre. Il y a l’Algérie où il est spectateur, et puis il y a Paris où il devient acteur. Il y a un basculement. Malgré le retour à la vie civile, la guerre n’est pas finie.
AT : La guerre en Algérie ne s’arrêtait pas au terminus de la Gare de Lyon.
CdH : Qu’est-ce que ça fait de se voir en bande dessinée ?
AT : Je n’ai jamais réfléchi à cette question. Je n’ai pas l’impression de me voir dans ce récit. C’est la Guerre d’Algérie qui est le sujet du livre. C’est un grand moment d’émotion de voir que des gens puissent partager ce pan de l’Histoire que beaucoup de témoins de l’époque occultent. J’en ai une grande reconnaissance pour Gaëtan.
Propos recueillis par Thierry Lemaire
Soleil brûlant en Algérie. Gaëtan Nocq (scénario & dessin). Alexandre Tikhomiroff (adapté de). La Boîte à Bulles. 240 pages. 20€
Les 5 premières planches :
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