Stéphane Tamaillon : « La résistance polonaise lui offre plusieurs fois la possibilité de quitter le ghetto [de Varsovie], mais [Janusz Korczak] refuse d’abandonner ses orphelins. »
Janusz Korczak n’est pas – du moins en France – une figure connue de la Seconde Guerre mondiale. L’éducateur polonais, dont la vie est proprement hors normes, fait pourtant partie de ces êtres qui ont poussé le sens du sacrifice à son paroxysme dans leur lutte contre l’oppression nazie. Dans le ghetto de Varsovie, Janusz Korczak est un véritable héros, et c’est cette histoire que racontent Stéphane Tamaillon et Priscilla Horviller dans Les Enfants d’abord. Le scénariste de l’album a répondu aux questions de Cases d’Histoire pour évoquer un homme hors du commun.
Cases d’Histoire : Bonjour Stéphane, quel est votre parcours comme scénariste de bande dessinée ?
Stéphane Tamaillon : Bonjour Laurent, j’ai commencé par écrire des romans jeunesse publiés chez différents éditeurs comme Flammarion, Le Seuil, Gründ, Sarbacane et d’autres. Cependant, ayant effectué, il y a longtemps, un passage par les Beaux-Arts, j’avais toujours rêvé collaborer avec des dessinateurs de BD. C’est chose faite depuis quelques années, d’abord avec Pierre Uong, sur la série jeunesse Liloo, fille des cavernes (éditions Frimousse), puis pour un premier album chez Steinkis avec Priscilla Horviller (La Baronne du jazz) avec laquelle je viens de retravailler pour Les enfants d’abord. Je collabore également avec Joël Legars pour une adaptation de L’île du docteur Moreau, de H.G Wells en deux tomes (Delcourt) et avec Raoul Paoli pour la série Katsuo (Jungle.) sans compter quelques projets encore classé top secret. Qu’il s’agisse de romans ou de BD, il y a très souvent un background historique dans mon travail. On ne se refait pas. J’ai enseigné l’histoire-géo en collège pendant 21 ans, avant de me reconvertir et de devenir professeur documentaliste voilà deux ans.
CdH : Les Enfants d’abord est une biographie du pédagogue Janusz Korczak. Qui était ce personnage hors normes ?
ST : Janusz Korczak était effectivement une personne hors normes. À la fois médecin, écrivain, éducateur, homme de radio. Sa vie s’étire de la fin du XIXe siècle jusqu’au milieu du siècle suivant où, de confession juive, il a péri dans les camps durant la Seconde Guerre mondiale.
CdH : Vous êtes-vous intéressé à ce personnage à cause de ta pratique enseignante ?
ST : Sans doute au départ, même si ce n’était pas forcément conscient. En France, en comparaison de Maria Montessori par exemple, on connait peu Korczak, alors que c’est une célébrité en Pologne. Et quand on le connait, c’est souvent pour la dernière période de sa vie. En effectuant des recherches et en lisant plusieurs des très nombreux ouvrages qu’il a pu écrire, j’ai découvert un homme aux vies multiples.
Ce qui est fascinant avec lui, comme pour Pannonica de Koenigswarter, l’héroïne de La baronne du jazz, c’est la manière dont il traverse une époque et en reflète les complexités. C’est la raison pour laquelle je suis parti de son enfance pour cette biographie, car c’est durant cette période que certains évènements intimes, mais aussi contextuels historiquement parlant, vont façonner l’homme en devenir.
CdH : Quelles ont été vos sources pour écrire le scénario ? Vous êtes-vous aussi inspiré du film Korczak de Wajda (1990) ?
J’ai acheté le film de Wajda en DVD, pour finalement ne pas le regarder. Je ne l’ai toujours pas vu à ce jour. Sans doute de peur que cela m’influence. À l’opposé, j’ai lu tous les œuvres de Korczak que j’ai pu trouver, et il y en a beaucoup, même si certaines ne sont pas traduites en France ou ne le sont plus. J’ai également lu les rares biographies à son sujet, notamment une qui n’est plus éditée qu’en anglais, les quelques témoignages d’anciens orphelins sur leur expérience à son contact ou encore le journal d’Adam Czeniakow, ami de Korczak et président du Judenrat du ghetto de Varsovie, qui me permettait d’avoir un regard croisé avec le Journal du ghetto écrit par Korczak, qui mêle de manière assez obscure anecdotes non contextualisées et réflexions philosophiques. S’ajoutent évidement différents ouvrages historiques et ressources Internet pour éclairer mes recherches sur la Pologne à cette époque, les débuts du sionisme, etc. Cela demande un gros travail de documentation en amont et pendant la rédaction du scénario. Écrire de la fantasy ou de la SF, ce qui m’arrive aussi, est plus reposant.
CdH : Que sait-on de la jeunesse de Korczak dans une Pologne sous domination russe ?
Korczak semble en avoir énormément souffert, car cette domination s’exerçait à différents niveaux. Toutes les disciplines enseignées l’étaient en langue russe et portaient une vision partisane qui niait l’identité, les traditions et la culture polonaises. L’enfance de Korczak est surtout connue à travers son journal semi autobiographique confession d’un papillon. Il a écrit des journaux intimes presque toute sa vie, il y voyait un exercice indispensable à son équilibre. De ces récits du quotidien, il reste peu, sinon ce qu’il a choisi de publier, mais c’est très éclairant sur son état d’esprit. La manière dont il a vécu cette domination explique ses engagements à venir : l’Université volante, le journal La Voix, son engagement militaire après la Première Guerre mondiale, ses hésitations à quitter la Pologne pour la Palestine.
CdH : Né Henryk Goldszmit, Korczak a été victime de l’antisémitisme jusqu’à sa fin tragique, a-t-il été tenté par le sionisme ?
Je pense que Korczak ne s’est jamais senti victime. Dans son enfance, il n’avait pas vraiment conscience d’être Juif et son travail lui a valu une certaine célébrité qui a gommé cette question jusqu’aux années 1930. Ce sont d’abord les orphelins dont il était en charge qui ont subi cet antisémitisme avant qu’il ne le rattrape, lui. Une anecdote que je n’ai pas placée dans l’album est assez révélatrice de la manière dont il était perçu. Au début de l’occupation par les nazis, un petit comité allemand est venu visiter son orphelinat et étudier ses méthodes éducatives avec grand intérêt. Sa renommée avait dépassé les frontières. Même dans le ghetto, il a réussi à en jouer pour aider « ses enfants » comme il les appelait. Et la manière dont il s’est comporté, en refusant de porter le brassard par exemple, montre encore une fois qu’il refusait d’être victime de ce qui se passait. En ce qui concerne le sionisme, c’est plus complexe. On l’a accusé de sionisme, mais s’il a effectué deux séjours dans des kibboutz (raconté en un seul épisode pour des questions narratives dans le livre), je pense que, même si l’idée pouvait lui paraître séduisante et qu’il adhérait à certains principes, son cœur appartenait à la Pologne. Stefa, qui l’a aidé à bâtir la Maison des Orphelins, était plus engagée que lui.
CdH : Korczak s’est ennuyé à l’école puis il a dû être précepteur très tôt à cause des soucis financiers de sa famille, est-ce à cette époque que se forge son intérêt pour l’éducation des enfants ?
Oui, sans nul doute. Dès son plus jeune âge, il éprouve un sentiment d’injustice en constatant la manière dont sont considérés et traités les enfants. Ce sentiment ne cessera de croître et de régir ses actes. Mais, il souffrait aussi certainement de ce qu’on appelle le syndrome de Peter Pan. Il ne reconnaissait pas dans son corps d’adulte, puis de vieillard, l’enfant qu’il demeurait à l’intérieur.
CdH : Le personnage de Mathias Ier l’enfant roi qu’il a inventé sert de fil rouge à la bande dessinée, pouvez-vous nous en dire davantage sur l’œuvre écrite de Korczak, notamment sur Mathias Ier l’enfant roi ?
C’est un peu l’équivalent polonais du Petit Prince. C’est un conte, mais aussi une parabole sur sa vision de l’éducation. De manière ludique, il mêle aventure et humour pour raconter l’histoire de cet enfant qui ne sait pas encore lire et écrire, mais qui doit accéder au trône à la mort de son père, le roi. Mathias met en place une société où les enfants sont les égaux des adultes, et en deviennent les décideurs. Pour autant, Korczak ne traite pas la chose de manière manichéenne. Les enfants font des erreurs, provoquent des catastrophes, ils ne sont pas forcément meilleurs que les adultes. Ils restent humains. Il ne les met pas sur un piédestal. Quand la guerre éclate entre la nation du roi Mathias et une autre, le conte vire à l’amer. Mathias finit par être exilé sur une île déserte, il perd son trône, puis meurt lors d’un accident en travaillant sur une machine dans une usine. Ce qui est intéressant, c’est que bien que le livre ait été écrit en 1919, il semble accompagner les évènements de la vie de Korczak. Cette figure onirique m’a semblé idéale pour rythmer les grandes étapes de cette biographie.
CdH : Dans les années 1920, Korczak s’implique dans la création d’un orphelinat « La République des enfants », qu’essaye-t-il de mettre en place dans cet établissement ?
Korczak considérait que les enfants étaient les égaux des adultes et non pas des êtres incomplets et inférieurs comme les voyaient la plupart des gens. Il leur confiait donc en quelque sorte les manettes de leur propre éducation : parlement, tribunal, vote, autodétermination…
CdH : Janusz Korczak vit avec les orphelins dont il s’occupe dans le ghetto de Varsovie à partir de novembre 1940, que sait-on de sa vie alors et de sa fin tragique à Treblinka ?
Dans le ghetto, il va devoir déménager plusieurs fois son orphelinat et sacrifier sa santé pour sauver ses enfants de la maladie et de la faim, pas toujours avec succès. La résistance polonaise lui offre plusieurs fois la possibilité de quitter le ghetto, mais il refuse d’abandonner ses orphelins. Il agit de même sur le quai de la gare, alors qu’il va être déporté. Je ne crois pas qu’il pense alors agir en héros, il avait ses défauts et ses obsessions (la peur de la folie notamment). Il ne pouvait pas continuer sans eux, tout simplement. Leur présence lui était vitale.
CdH : Que nous reste-t-il de la vie et de l’œuvre de Janusz Korczak ? Son exemple de vie droite et digne jusqu’à son dernier voyage ? Son apport à la pédagogie active comme la pédagogie de la décision ?
En Pologne, il est considéré comme un héros national. Il a été un des fervents défenseurs de la nation polonaise, c’est un écrivain et un éducateur majeur. Il est moins connu en France. Il a pourtant posé les bases des établissements scolaires autogérés et, à l’international, été une inspiration majeure pour la rédaction de la convention des droits de l’enfant de 1989. Au-delà de la simple question éducative, il a contribué à changer le regard qu’on porte sur les enfants. Il y a encore un siècle, on jugeait qu’un enfant n’était pas digne d’intérêt durant les premières années de sa vie (le fameux « âge de raison »), puis que c’était une ébauche que l’adulte devait façonner pour en faire une véritable personne. Korczak pensait que l’enfant était une personne à part entière.
CdH : Pour finir, quels sont vos projets à court et moyen termes ?
En septembre, paraîtront le second tome de L’île du docteur Moreau (Delcourt), avec Joël Legars au dessin et Anna Conzatti aux couleurs, ainsi que le second tome de Katsuo (Jungle) avec Raoul Paoli au dessin et Joël Odone aux couleurs. Priscilla Horviller et moi réfléchissons actuellement à un nouveau projet. Ce sera de nouveau une biographie, presque de la micro-histoire, où nous allons explorer de nouveaux territoires.
Les Enfants d’abord. Stéphane Tamaillon (scénario). Priscilla Horviller (dessin). Steinkis. 160 pages. 20 euros
Les 10 premières planches :