Virginia, une odyssée psychologique dans la tête d’un soldat perdu. Entretien avec les deux auteurs, Sévérine Gauthier et Benoît Blary.
Publiés entre 2013 et 2015, les trois volumes de Virginia ont marqué beaucoup de lecteurs par l’originalité du scénario de Séverine Gauthier et la maitrise du dessin comme de la mise en scène de Benoît Blary. Doyle, un tireur d’élite de l’armée sudiste, met en joue un général nordiste mais quand il presse la détente, la fille du général saute dans les bras de son père. Elle est tuée en même temps que lui. Le soldat, traumatisé, entame une rapide descente aux enfers. Drogué, alcoolique, violent, il doit vivre avec le fantôme de la petite Virginia, jusqu’au jour où il rencontre une autre Virginia, bien vivante, qu’il doit sauver d’un lynchage car elle est noire et que nous sommes tout près des bayous, en plein territoire sudiste…
Cases d’Histoire : Comment est née cette histoire ?
Séverine Gauthier : Elle est née d’une envie de travailler ensemble depuis longtemps. Quand nous nous sommes rencontrés, on a vu tout suite que nous partagions les mêmes intérêts : l’Histoire de l’Ouest américain, le XIXe siècle… Je suis aussi très touchée par son dessin. Naturellement, j’ai eu envie de lui proposer une histoire située dans ce monde-là.
Benoît Blary : L’accouchement du scénario a été long, au début il y avait beaucoup plus de fantastique dans Virginia, comme du vaudou par exemple. C’est pour ça que l’histoire se situe en partie dans le bayou en Louisiane.
SG : Très vite les limites d’un tel projet sont apparues. Avant d’entrer dans l’histoire, il fallait prendre du temps et des pages pour expliquer cette culture, ses enjeux, planter le décor. Finalement, on a gardé la Louisiane et on est tombé d’accord sur le contexte historique : les manœuvres de Grant dans les marais pour prendre la ville de Vicksburg.
BB : Au début, le héros n’est pas un soldat mais un naturaliste ou un reporter qui voyage en pleine guerre et qui tient un carnet de dessin. Tout ça a beaucoup évolué. On a beaucoup fonctionné par échange à partir de mes dessins. Je fais beaucoup de croquis pour commencer à voir les personnages et le personnage de Doyle s’est très vite imposé.
SG : Tu as trouvé son aspect dès le début, il n’a quasiment pas changé physiquement. Quand on a eu ce personnage et la guerre de Sécession, il est devenu naturellement, si on peut dire, tireur d’élite dans l’armée sudiste. Dès que cette piste s’est ouverte, j’ai trouvé les éléments qui allaient conduire l’histoire : le remord, la dépendance à la drogue et à l’alcool et surtout l’élément déclencheur, le meurtre de la fille du général nordiste que Doyle tient en joue, et qu’il va tuer également. Le projet, finalement, ne ressemble pas à celui du début. Ce qui nous a intéressé, c’est le parcours de cet homme-là. On a fait de Doyle un déserteur. Comment va-t-il gérer sa fuite, sa dépendance à la morphine, ses fantômes, les autorités… ? Quelles sont pour lui les conséquences de cet acte ? Dans le final, nous le faisons rencontrer des esclaves en fuites donc des gens qu’il n’aurait, en tant que soldat sudiste, jamais dû rencontrer et côtoyer de cette façon. Ce sont finalement eux qui vont le sauver.
BB : Ce qui m’a plu tout de suite, dans l’écriture de Séverine, c’est l’absence de pathos lourdingue. Elle ne cherche pas à le faire devenir copain/copain avec les esclaves. C’est un homme de son temps, sudiste avec ses préjugés mais capable, s’il le faut, de découvrir les autres. Un respect mutuel se développe.
CdH : Il n’a pas le choix, il est aussi poursuivi par son fantôme et ces esclaves sont un peu les seuls qui ne lui posent pas de questions.
SG : Il est porté par le fantôme de Virginia, c’est vrai. Le fantôme de Virginia a pris de plus en plus de place entre le premier synopsis et l’écriture du scénario page par page. S’est aussi ajouté le personnage de la deuxième Virginia qui enrichit beaucoup le personnage de Doyle. Mais en fin de compte, beaucoup de personnages ont beaucoup évolué.
BB : Parker par exemple, le copain d’armée de Doyle. Il ne devait apparaitre que dans le premier volume et puis il représente la raison pour laquelle Doyle déserte. Leurs rapports sont riches. En écrivant et en dessinant, on a quasiment découvert certains personnages et leurs potentialités.
CdH : Ce qui est fort dans ces trois volumes, c’est que lorsqu’on les lit à la suite, on est rapidement emporté dans la tête de Doyle. Vous avez réussi à embarquer les lecteurs dans sa folie si bien qu’on ne sait jamais trop si on est dans le présent, le futur ou le passé du soldat.
SG : C’était notre but, même si chaque volume est une étape dans son évolution. Dans chaque volume nous avons essayé de différencier les phases. Dans le deuxième, Délirium Tremens, qui raconte son sevrage, il fallait que le délire soit partie prenante de l’histoire. Mais ces étapes fonctionnent si dès le début le lecteur plonge dans sa folie et suit le chemin de Doyle pour en sortir, plus ou moins.
Esquisses et recherches pour les personnages et les ambiances de Virginia (crédit Benoit Blary)
CdH : Une autre chose est très frappante à la relecture des trois volumes, il est très difficile d’avoir de l’empathie pour ce personnage de Doyle.
BB : En soi, oui, c’est vrai. C’est un drogué, un alcoolique, un tueur d’enfant même s’il ne l’a pas fait volontairement. Il n’est pas sympathique, ce n’est pas un héros sympathique. C’est aussi un personnage qui n’a pas nos valeurs. On a quand même essayé de lui rendre de l’humanité. C’est pour cela que Séverine a écrit cet épilogue qui montre qu’il n’a pas vraiment changé mais qu’il a un peu de tendresse pour la seconde Virginia qui, finalement, lui a permis de se racheter un peu.
CdH : Le dessin de Virginia est extrêmement documenté, précis. Quelle source avez-vous utilisées pour aller aussi loin dans le détail et la justesse des ambiances ?
SG : Oui dans les uniformes, les armes mais aussi les meubles, le papier peint, le kit de morphine, les bouteilles de whisky…. (Rires)
BB : J’ai déjà une belle bibliothèque sur la guerre de Sécession, et c’était une bonne excuse pour acheter d’autres ouvrages. C’est une guerre très photographiée, très documentée. J’ai aussi découvert un incroyable forum “Civil War Talk” qui regroupe des gens sérieux, des historiens, des collectionneurs. J’ai pu avoir grâce à eux des infos et des bouquins sur les meubles, mais aussi sur les objets comme les pelles, les scies, les horloges, le kit de morphine, le poêle à bois. Le plus important, pour moi, n’est pas de dessiner avec précision le nombre de boutons mais avec suffisamment de précisions et de crédibilité pour que le lecteur soit immergé immédiatement sans se poser de questions dans l’époque. Et ça passe par tout ce travail de documentation. On y croit.
CdH : Vous avez des films, des photographes ou des peintres qui vous inspirent ?
BB : J’ai des films en tête mais surtout des peintres pour les ambiances comme Whistler, Turner ou Monet. Et ça peut paraitre étrange mais j’ai surtout des romans en tête. J’en lis beaucoup, la plupart me donnent envie de dessiner les scènes que j’imagine en lisant. Pour Virginia, j’avais en tête Dans la brume électrique avec les morts confédérés (polar de James Lee Burke publié en 1994) pour les ambiances et le personnage, et surtout Wilderness de Lance Weller (publié aux États-Unis en 2012). Dans ce livre, les paysages ont une grande importance.
CdH : Est ce que l’histoire est inspirée d’une histoire vraie ?
SG : Pas du tout, c’est même pour cela qu’on ne dit pas que Virginia est une bande dessinée historique. On ne raconte pas la guerre de Sécession. En revanche le contexte, Benoît vient de l’expliquer, mais aussi les manœuvres militaires vers Vicksburg sont totalement réelles, les tireurs d’élite ont joué un vrai rôle durant le conflit, beaucoup de soldats ont été traumatisés. On a juste changé le nom du général qui a été tué par un tireur d’élite. L’histoire de Doyle est inventée, c’est une fiction. C’est une histoire qui aurait pu ou qui a pu arriver. C’est Pascal Ory dans une de vos interviews qui faisait la différence entre une bande dessinée historique et une bande dessinée historienne, Virginia est clairement un bande dessinée historienne.
CdH : Il me semble que dans toute la série, la nature est quasiment un personnage en soi.
SG : C’est le choix du lieu qui dicte ça : le bayou et le Sud des États-Unis. Après, j’aime aussi les récits assez contemplatifs. J’aime beaucoup les silences et l’ambiance que Benoît a transcrite avec le cheminement de Doyle au début dans les champs ou la forêt, permet ce type de narration sans forcément avoir de monologues intérieurs redondants avec l’image.
BB : C’est que pour moi, c’était déjà le cas dans Sigur et Vigdis (Le Lombard, 2014), le décor ou la nature doivent être traités comme des personnages qui font avancer l’histoire. Les personnages interagissent avec l’environnement, il n’existe pas de personnage tout seul.
Esquisses et recherches pour les personnages et les ambiances de Virginia (crédit Benoit Blary)
CdH : La force de cette série vient aussi de l’énergie qui se dégage du découpage et de la grande variété de cadrages qui servent toujours le récit. Comment travaillez-vous pour arriver à cet équilibre ?
SG : Ça c’est vraiment le point fort de Benoît. Il réalise le storyboard à partir de mon découpage écrit. Je ne donne pas d’indications très précises car c’est Benoît le spécialiste de la narration visuelle. En revanche, je lui indique dans chaque case ce qu’il faut voir. Surtout, je décris ce que l’image doit dégager, quels sont les sentiments des personnages. Je ne lui impose pas le cadrage ou l’angle de vue.
BB : Je me sens toujours très à l’aise dans les scénarii de Séverine car c’est très évocateur, il n’y a rien de bloqué. Elle laisse travailler mon imagination, je peux faire la mise en scène que je veux. Une fois que le board est fait, on en parle tous les deux.
SG : On échange sur les storyboards mais quand on voit ses boards, il n’y a pas grand-chose à dire. Ce sont des changements mineurs d’orientation de case pas plus. Une fois que nous avons pris nos marques, c’est devenu très instinctif.
BB : Je me suis senti très bien dans cette histoire, je me suis attaché aux personnages, surtout à Doyle malgré ce que nous disions tout à l’heure. Faire Virginia a vraiment été un plaisir.
SG : L’étape du storyboard comme le fait Benoît permet aussi de travailler les équilibres narratifs. Si j’aime les moments contemplatifs, un peu lents, il faut les mettre en valeur avec des moments plus vifs et dans notre travail cette accélération vient, pour l’essentiel, du travail de découpage et de cadrage.
BB : Quand le texte disparait, c’est la place de la caméra qui conduit le dialogue.
CdH : Est-ce que Doyle aurait pu être Nordiste ?
SG : Certains critiques n’ont pas compris que Doyle était Sudiste, il y a donc une confusion possible mais je crois que ça n’aurait rien changé. Il y avait le même type d’homme, raciste, violent, dans les deux camps, prendre un Sudiste permettait d’augmenter un peu plus la tension narrative et de donner plus de suspense dans ses rapports avec les esclaves en fuite dans le bayou.
CdH : Dernière question : est-ce que Virginia est un western ?
BB : A part la diligence du début et le fait que l’action se passe au États-Unis au XIXe siècle, Virginia n’a aucun des codes du western. Pas de grands espaces, pas de voyage vers l’Ouest, pas d’indiens, de cow-boys… Nous n’avons jamais eu le sentiment de travailler vraiment sur un western. Les albums ont pourtant eu dans la presse tous les qualificatifs, de western psychologique à western crépusculaire…
Propos recueillis par Stéphane Dubreil
Et pour approfondir le sujet de la Conquête de l’Ouest américain :