Les Soldats de Salamine, ou la possibilité de l’héroïsme pendant la Guerre d’Espagne
A travers son adaptation du roman enquête de Javier Cercas Les Soldats de Salamine, José Pablo Garcia touche du doigt la complexité de la Guerre d’Espagne. La recherche d’un républicain qui a laissé fuir l’écrivain fasciste Rafael Sanchez Mazas en 1939, alors qu’il l’avait au bout de son fusil, est presque une parabole des intrications d’une guerre civile. Bienvenue dans les circonvolutions de l’âme humaine.
Tout est parti d’un regard. Celui qu’échangent sous la pluie, un soldat et le fugitif qu’il est chargé de ramener vers son exécution. Nous sommes au nord de la Catalogne le 30 janvier 1939, à la fin de la Guerre d’Espagne. Le fugitif, c’est un écrivain fasciste, un des fondateurs de la Phalange, fait prisonnier par les républicains et placé par ceux-ci dans une exécution de masse, dont il tente de s’échapper. Celui qui, après cet échange de regards, va lui laisser la vie sauve et faire croire qu’il ne l’a pas trouvé, est un soldat républicain, dont le fugitif survivant ignorera toujours le nom.
En 1994, se lance sur les traces des protagonistes de ce drame Javier Cercas, journaliste et écrivain. Il est à la fois l’auteur, le héros et le narrateur des Soldats de Salamine, un roman sorti en 2001 devenu un best-seller international. Mais comme il le dit lui-même, ce n’est pas une œuvre de fiction, mais une enquête journalistique : « un récit réel…. C’est comme un roman, sauf qu’au lieu que tout soit faux, tout sera vrai » (p. 39). Après avoir reconstitué la vie de l’écrivain fasciste Rafael Sanchez Mazas, devenu un notable du régime franquiste, Cercas en tire une biographie. C’est ce qui constitue la seconde partie du livre (intitulée Les Soldats de Salamine). La première partie (Les Amis de la forêt) retrace l’enquête du journaliste sur l’écrivain fasciste, tandis que la troisième (Rendez-vous à Stockton) raconte les recherches pour retrouver le soldat républicain.
À partir du livre de Javier Cercas, le bédéiste espagnol José Pablo Garcίa crée un roman graphique, sorti en France en octobre 2020 chez Actes sud BD, qui suit très fidèlement le découpage du roman de Javier Cercas. Et ceci même en l’augmentant : papier de couleur pour la partie centrale Les soldats de Salamine, choix d’un dessin monochrome pour les cases destinées à raconter le passé et vignettes-portraits des personnages sur les rabats de la couverture.
La couleur vient en appui de la lecture et de la discrimination entre passé et présent, que José Pablo Garcίa peut ainsi graphiquement entremêler à loisir. On le voit bien sur ces deux planches (p. 8 et 9), où le fils de l’écrivain fasciste raconte à Javier Cercas l’odyssée de son père en janvier 1939.
Il faut dire que José Pablo Garcίa n’en est pas à sa première mise en images d’un texte qui ne soit pas celui d’un scénariste de BD, mais d’un ouvrage romanesque ou scientifique. En effet l’illustrateur s’est chargé de l’adaptation et des dessins du livre de l’historien britannique Paul Preston, La guerre civile espagnole, dont l’édition française est sortie en 2017 chez Belin.
Une comparaison entre les deux opus montre la progression de Garcίa depuis son travail précédent, dont les personnages, trop statiques, donnait à l’ensemble une certaine lourdeur. Dans Les Soldats de Salamine, l’utilisation de la couleur et des cases sans bulles permettent au dessinateur de marier agréablement la vie au présent du récit de l’enquête et la sécheresse au passé des résultats de celle-ci.
L’intérêt d’adapter en bande dessinée une œuvre comme celle de Javier Cercas, est de lui donner un relief plus iconographique, voire presque cinématographique, en nourrissant l’imagination du lecteur par la souplesse de l’adaptation graphique, ce qui permet de rajouter de l’image au texte et d’en favoriser ainsi la mémorisation. Un exemple en est ces discussions littéraires entre le journaliste et sa petite amie « Conchi », celui-ci se décidant de se relancer dans une écriture nouvelle et tombant ensuite en panne d’inspiration (p. 39 et 102).
Dans la troisième partie (Rendez-vous à Stockton), le récit de Javier Cercas devient plus large, tant au point de vue chronologique que géographique. En effet, le hasard lui permet de repérer quelqu’un du nom de Miralles, vieux soldat républicain espagnol vivant à Dijon et qui pourrait être celui qui a épargné Rafael Sanchez Mazas. C’est ainsi que l’écrivain chilien Roberto Bolaño rapporte à Javier Cercas les aventures dudit Miralles durant la Seconde Guerre mondiale, aventures que nous voyons se dérouler aux pages 112 et 113.
Cette épopée n’est pas sans rappeler l’itinéraire de Miguel Campos, le héros de La Nueve de Paco Roca, dont l’édition française date de 2013, chez Delcourt.
Quand Cercas réussit à rencontrer Miralles à Dijon, une relation forte s’établit entre les hommes, qui en arrive à un grand niveau de confidences. Par exemple, cette diatribe de Miralles sur la nature du héros (pp144-145), autre illustration des thèmes chers à Javier Cercas.
Cercas développera d’ailleurs ce thème du destin tragique du héros dans son roman suivant : Le monarque des ombres, édité en France en 2018 chez Actes Sud. La recherche du journaliste porte cette fois sur le tracé de vie de son grand oncle, mort héroïquement à 19 ans sous l’uniforme franquiste. Remarquons au passage l’utilisation de l’Antiquité chez Javier Cercas, qui s’en sert pour ses titres. Après Les soldats de Salamine en 2001, Le Monarque des ombres, c’est le héros Achille, qui avait choisi de mourir jeune et en pleine gloire et qui, parvenu au royaume des morts, regrette de ne pas avoir eu une vie longue et sans gloire. Devrons-nous aussi enquêter sur le pourquoi de ce thème récurrent du héros chez Javier Cercas ou Le monarque des ombres est-il une réponse suffisante ?
Le roman-enquête de Javier Cercas est, on pourrait dire, un peu morcelé, ou mieux à plusieurs facettes. Les fruits de sa recherche biographique sur Rafael Sanchez Mazas sont complètement retranscrits dans la partie centrale du roman graphique de José Pablo Garcia et mettent valeur le côté esthétisant et décalé de la personnalité de l’écrivain phalangiste. Mais, à
la fin du roman enquête de Javier Cercas, et donc du roman graphique de José Pablo Garcia, sur la question de savoir si Miralles est bien le soldat qui a épargné Rafael Sanchez Mazas, le doute continue à planer (p.150-151).
Les Soldats de Salamine. José Pablo Garcia (scénario et dessin). Actes sud BD. 160 pages. 22 euros.
Les 10 premières planches :