L’Ombre des Lumières, tome 2 : la cabale au Canada du chevalier de Saint-Sauveur
Ce second volet des aventures du chevalier de Saint-Sauveur joue la carte du dépaysement. Cet album promène en effet ses lecteurs dans le temps et l’espace d’un royaume de France à la veille de la guerre de Sept Ans (1756-1763). Au moment où paraissent les premiers tomes de L’Encyclopédie, la monarchie de Louis XV parvient encore à éviter l’immobilisme, les pieds entravés par des usages médiévaux et la tête remplie d’idées et de mondes inédits. C’est dans le décor grandiose du Canada, dans cette Nouvelle-France peuplée de tribus indiennes, qu’Alain Ayroles et Richard Guérineau laissent libre cours à leur virtuosité teintée d’érudition.
Rien ne va plus pour le chevalier de Saint-Sauveur… Après avoir séduit et compromis Eunice de Clairefont par pur défi, il s’est attiré la haine mortelle de son mari devenu veuf inconsolable puis bretteur redoutable, et doit craindre désormais que celui-ci ne lui passe son épée au travers du corps. Pour briller à la cour, l’autre raison qui, avec le libertinage, donne un sens à sa vie, il a dépensé des sommes folles au pharaon *. Hormis un gain extraordinaire – l’Iroquois Adario, le « beau sauvage », remporté une nuit de mars 1753, il a accumulé des dettes de jeu colossales notamment auprès du comte de Mirepoix (voir tome 1, page 49 et suivantes).
Son créancier lui offre une dernière chance pour se sortir de ses ennuis pécuniaires. Pour se venger du marquis d’Archambaud, préféré à son fils comme Commissaire Ordonnateur et Maître des Requêtes par le roi, le comte de Mirepoix met au défi Saint-Sauveur de marier Aimée, la gracieuse et charmante fille du marquis d’Archambaud, à l’Iroquois Adario. Le déshonneur pour la lignée d’Archambaud serait alors complet, la vengeance de Mirepoix consommée et la dette de Saint-Sauveur effacée.
Comme d’Archambaud vient d’être missionné pour aller remettre de l’ordre dans l’intendance de la Nouvelle-France, lui et sa fille embarquent en juillet 1753 sur L’Aimable Rose à destination du Canada. Sous un fallacieux prétexte, Saint-Sauveur, son fidèle serviteur Gonzague et Adario accomplissent donc la traversée de l’Atlantique sur le même navire. Les rouages du plan de Saint-Sauveur se mettent alors en place. Il va s’agir de persuader Aimée qu’Adario n’est autre qu’un prince iroquois déchu revenant sur ses terres pour en devenir le roi. Du statut de sauvage, ce dernier passe à celui d’aristocrate exotique. Une cour empressée, encadrée par un maître en matière de séduction finira de semer le trouble amoureux entre les tourtereaux.
Mais ce que Saint-Sauveur n’avait pas prévu ni même envisagé, c’est qu’un authentique amour pourrait naître entre deux êtres aussi différents et que cet amour irait jusqu’au désir d’Aimée de suivre Adario dans son périple de retour vers sa tribu. Si cela venait à se réaliser, Saint-Sauveur perdrait son défi donc compromettrait son avenir.
Ce tome confirme de la part des auteurs la maîtrise parfaite du cadre historique, augmentée ici de l’éclairage sur la vie quotidienne dans une colonie de la Nouvelle-France. La double narration permanente (récit dessiné et contenu des échanges épistolaires) aboutit à une description de la société française de métropole et de la colonie nord-américaine. À partir de l’implantation des premiers colons à Tadoussac en 1600, les cadres socio-juridiques de la métropole semblent avoir été greffés le long du fleuve Saint-Laurent sans la moindre adaptation. Ainsi, dans la lettre à sa femme Toinette datée du 8 octobre 1753, Gonzague mentionne le peu de différences entre la France et sa possession ultramarine. Il relève « sur les vierges cartes d’un monde nouveau » les traces des « anciennes figures » du régime seigneurial (des tenanciers certes « exempts de taille et de gabelle, mais pareillement soumis au cens, à la dîme et astreints aux corvées »).
L’autre trait de civilisation, directement importé de Versailles cette fois, tient dans l’importance démesurée accordée à l’étiquette et au prestige de la cour. Lorsque « l’enseigne en pied aux Compagnies Franches de Marine » vient pompeusement, au nom de « Monsieur l’intendant des pays de Canada et autres régions de la France septentrionale » inviter Saint-Sauveur à un bal donné en l’honneur des nouveaux arrivants « en présence de son Excellence Michel-Ange Duquesne de Menneville, Gouverneur de Nouvelle-France », on mesure la fascination exercée par des courtisans « authentiques » sur des aristocrates exilés malgré le service du Roi. Exister là-bas consiste à reproduire, toutes proportions gardées, les simulacres de la cour, et même à accepter comme une faveur le « mépris tranquille » du courtisan aguerri dont le seul but est bientôt de séduire de jeunes proies.
Dans cet album, le serviteur Gonzague incarne cette frange éclairée de la société qui se passionne pour la philosophie et plus généralement réfléchit sur la condition humaine et la société d’Ordres. Son projet littéraire de Discours sur le consentement à la servitude et le bien-fondé des hiérarchies (page 15) se nourrit de toutes les situations concrètes dans lesquelles il observe l’iniquité sociale fondée sur la supériorité proclamée de la noblesse. La détestation de son maître grandit et l’instrumentalisation d’Adario pour de basses manœuvres ne fait qu’attiser son ressentiment. L’abîme d’incompréhension entre le maître et son valet éclate au grand jour lorsque Gonzague se pique de vouloir répondre à la question posée par l’Académie des Sciences, Arts et Belles Lettres de Dijon sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes **. Pour châtiment de son audace, Gonzague est envoyé en mission à Montréal et éloigné ainsi d’Adario qu’il pourrait corrompre avec ses théories égalitaires.
Mais La Nouvelle-France n’est pas qu’une copie ensauvagée de l’ancienne. « Aux Amériques, tout est gigantisme, démesure, profusion », s’émerveille Gonzague. Tout cet album montre de quel côté de l’Atlantique se situe la vraie majesté. Grâce au talent de Guérineau, des paysages sublimes se révèlent au rythme de la remontée du Saint-Laurent et de la rivière Genesse. Une faune prolifique et bigarrée étonne celles et ceux qui sont disponibles pour l’observer – tantôt éblouissante comme ce cortège de baleines à Tadoussac, tantôt menaçante comme cette nuée de tourtes qui pourrait faire « neiger d’la merde » sur la tête des héros et de leur guide.
Le Canada du milieu du XVIIIe siècle, c’est aussi et bien sûr cette contrée peuplée de ceux que les Européens blancs nomment « sauvages » mais qui, au gré des rencontres, sont désignés comme Hurons ou Iroquois, et de plus en plus précisément membres de diverses tribus ayant chacune leur nom et leurs intérêts politiques. Les Français peuvent compter sur l’alliance des Hurons et autres Algonquins quand les Anglais ont su persuader les six nations iroquoises de se ranger à leurs côtés. Certains Français précurseurs ont compris l’intérêt de communiquer avec les autochtones. Aimée, aussi belle que curieuse des choses de l’esprit, a emporté dans son périple un Dictionnaire du parler iroquois rédigé au XVIIe siècle par un missionnaire jésuite ****. Aussi surprenant que cela puisse paraître, cet objet va acquérir une précieuse valeur aux yeux de deux guerriers iroquois a priori hostiles à Adario, redevenu Mitewile’un depuis son retour sur ses terres.
Qui ne se souvient pas de don Pablos de Ségovie, l’imposteur magnifique imaginé par Ayroles dans Les Indes Fourbes ? Lors de ses tribulations dans l’autre Amérique au XVIIe siècle, il avait enchanté par ses mystifications et roueries en tout genre. Dans cette Ombre des Lumières, Ayroles excite à nouveau les papilles de ses aficionados. Au cœur du premier tome (pages 38-39) avait été insérée une séquence datée du 19 juin 1754 donc postérieure au moment atteint à la fin du présent tome (mai 1754). Saint-Sauveur y écrivait dans l’urgence avec son propre sang sur un morceau d’écorce de bouleau quelques secondes avant d’être assommé et probablement scalpé *****. À ses pieds, une sacoche se vidait de nombreuses lettres. Parmi elles se trouvaient sans doute celles qu’il a reçues de la mystérieuse madame de ***, dont l’identité gardée secrète jusqu’à présent réserve probablement un rebondissement dans la suite et la fin de cette trilogie.
Patience… Nous saurons bientôt qui, du libertin Saint-Sauveur, des purs Aimée et Mitewile’un, de l’aigri Mirepoix ou de l’honnête Gonzague fera triompher sa cause. Nous pourrons alors refaire le voyage vers la Nouvelle-France et relire les échanges épistolaires entre les protagonistes pour trouver des indices du dénouement. Avec jubilation, nous découvrirons comment les mécanismes secrets d’un meuble et les fils invisibles d’un scénario s’apparentent jusque dans les moindres articulations.
* : Le pharaon est un jeu de cartes aussi appelé faro. Très en vogue en France sous Louis XV et Louis XVI, il oppose un banquier à un nombre illimité de pontes. Le jeu reposant uniquement sur des probabilités entre cartes, un esprit logique mais anonyme avait publié un article dans L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, à lire ICI. Gonzague fait aussi allusion à la « martingale de M. D’Alembert » qui n’est pas sans risque (voit tome 1, page 57). Cette dernière est encore utilisée au jeu de roulette dans les casinos.
** : Jean-Jacques Rousseau répondit à cette question et publia, en 1755, son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
*** : Selon l’encyclopédie canadienne en ligne, « les wampums sont des perles tubulaires mauves et blanches faites à partir de coquillages. Ils sont principalement utilisés par les Autochtones des forêts de l’Est à des fins ornementales, cérémonielles, diplomatiques et commerciales. Les ceintures wampums sont utilisées pour représenter les ententes conclues entre des peuples. » Pour la lecture d’un article plus complet, voir ICI.
**** : En voici un autre rédigé par le marquis de la Galissonnière et à peu près contemporain du récit.
***** : Cette mésaventure funeste correspond trait pour trait à la légende du coureur des bois Cadieux, que raconte Calisson page 57, et qui a fait l’objet d’une chanson populaire. Dans cette épopée intitulée La complainte de Cadieux, il écrit sa propre histoire avec son sang sur l’écorce de bouleau… avant de creuser lui-même sa tombe.
L’Ombre des Lumières T2 Dentelles et wampum. Alain Ayroles (scénario). Richard Guérineau (dessin et couleurs). Delcourt. 72 pages. 23,75 euros.
Les dix premières planches :
La bande annonce :