Mitterrand, Pétain, Céline : le romantique, le soldat et le misanthrope pendant l’Occupation
Trois albums parus récemment ont pris pour décor la période de l’Occupation, en se focalisant chacun sur une grande figure de l’Histoire de la France, alors au bord de l’abîme. Les trajectoires personnelles sont ainsi puissamment déviées selon le degré de connivence des uns et des autres avec le régime de Vichy. Dans un roman graphique très fluide, Richelle et Rébéna évoquent l’éclosion de François Mitterrand, un jeune homme de droite qui saura faire les bons choix. Saada et Vassant retranscrivent en images les temps forts du procès du principal artisan de la collaboration dans Juger Pétain. Malavoy et les frères Brizzi donnent la parole à l’écorché vif Céline qui justifie sa fuite en Allemagne dans La cavale du Dr Destouches. Au bout du tunnel, trois fortunes diverses…
Depuis que Pierre Péan, dans Une jeunesse française (Fayard, 1994), a brisé le tabou, le parcours exceptionnel qui a conduit François Mitterrand jusqu’à la magistrature suprême ne recèle plus de zone d’ombres. Du personnage, de son habileté politicienne, de son amour de la littérature et des femmes, de ses indéfectibles amitiés, de sa tendance à nimber ses actes d’une aura de mystère, tout a été dit. D’éminents biographes ont tenté de décrypter l’énigme Mitterrand pour fournir des explications à l’Histoire. Philippe Richelle et Frédéric Rébéna sont, quant à eux, remontés à ses années de jeunesse, ces moments où tout être se cherche et se forge au gré des circonstances, des atavismes et des rencontres. Le futur homme d’État a 18 ans à peine lors des événements du 6 février 1934 (émeutes devant le Parlement provoquées par les ligues d’extrême droite faisant trembler la République), 20 ans lorsque Léon Blum s’installe à Matignon, 22 ans quand sont signés les accords de Munich et 23 quand la guerre éclate. Corseté par son milieu social, mais désireux de dépasser ce déterminisme socio-politique pour ne pas avoir « une demi-vision du monde », il est un jeune bourgeois catholique sympathisant des Croix-de-Feu du colonel de la Rocque (ligue d’anciens combattants nationalistes) au point d’adhérer aux Volontaires Nationaux. Il est inquiet de l’expansionnisme nazi et regrette la mollesse de la France après l’Anschluss. Encore imprégné du culte voué au héros de Verdun, il est pétainiste de cœur et de raison et le reste jusqu’en octobre 1942, date de sa première rencontre avec le Maréchal.
En retraçant les principaux épisodes de la vie de Mitterrand entre 1935 et 1945 – sauf l’épisode polémique de la Francisque qu’ils ont d’ailleurs accrochée sept mois trop tôt au revers de sa veste -, les auteurs montrent comment « ce nouveau Châteaubriant » sculpte son destin, sans autre outil que son instinct, son ambition et une irrésistible volonté de se singulariser. À peine fait-il la connaissance d’une jeune fille éblouissante au bal de Normale Sup’ en janvier 1938 qu’il décrète de l’épouser… Marie-Louise (la future speakerine Catherine Langeais) n’a que quinze ans ? Son père a des opinions républicaines ? Qu’à cela ne tienne : Mitterrand la veut, s’impatiente. Il devance l’appel pour se dégager de ses obligations militaires. Entre temps, il prend la défense d’un étudiant juif, Georges Dayan, dans une brasserie. Il le retrouve à la caserne et les deux hommes sympathisent au risque de représailles. En 1940 enfin, prisonnier dans un stalag, Mitterrand, malgré son anticommunisme farouche, tombe sous le charme de Roger-Patrice Pelat, qui devient son ami pour 40 ans.
Ainsi va Mitterrand, souvent à contre-courant, toujours libre. Son flair, sa plume et sa rhétorique lui ouvrent les perspectives espérées. Sa seconde évasion réussie, il devient, grâce à ses relations, fonctionnaire du régime de Vichy au début de 1942. Et quand il a le choix entre le bureau des questions juives et l’aide aux prisonniers, il n’hésite pas : aider des prisonniers Français à s’évader, n’est-ce pas une forme de « vichysto-résistance » ? Le pas est franchi. L’invasion de la zone libre en novembre 1942 rend ses activités officiellement compliquées, alors il les poursuit dans l’ombre… et bascule dans la clandestinité en novembre 1943, sous le pseudonyme de Morland. C’est par ce biais de l’aide aux prisonniers qu’il intègre puis gravit les échelons de la Résistance, jusqu’aux combats d’août 1944 dans Paris. Pendant ces quatre années d’Occupation, « période captivante à bien des égards », les auteurs montrent comment Mitterrand le romantique s’est grisé dans l’action et a rencontré l’amour. Mari et bientôt père, il conserve la direction du Mouvement National des Prisonniers de Guerre et Déportés (ses deux millions d’adhérents font bon poids pour entamer une carrière politique) mais devient aussi le rédacteur en chef de la revue « Votre Beauté », dirigé par un ancien membre de la Cagoule. Il pressent déjà que la réconciliation nationale voulue par de Gaulle rendra grâce à tous ceux qui ont contribué à redonner à la France son honneur et son rang, y compris les anciens cagoulards. En dix années, Mitterrand a fait sa mue : sympathisant de la droite maurrassienne à 20 ans, il trouve beaucoup de charme à la république qui orchestre le procès Pétain à partir du 23 juillet 1945. Car il faut épurer en haut-lieu pour clore l’épisode de la collaboration.
Mitterrand, un jeune homme de droite T1. Philippe Richelle (scénario). Frédéric Rébéna (dessin). Rue de Sèvres. 152 pages. 18 €
Les 5 premières planches :
« Juger Pétain » est le titre d’un documentaire réalisé en 2015 par Philippe Saada pour la télévision. Avec Sébastien Vassant, il scénarise une adaptation en BD dans un format plus ramassé de son travail sur l’indispensable procès de la collaboration, complice du nazisme et de ses atrocités. Juger Pétain, c’est en effet montrer son bilan désastreux, donc l’abaissement de la France. C’est justifier le renversement d’un régime par ailleurs né d’un coup d’état. C’est affirmer l’autorité et la grandeur d’âme de la toute jeune République, capable de rendre une justice honorable aux traîtres. C’est accélérer et amplifier la réconciliation nationale, en donnant des boucs-émissaires aux maréchalistes, pétainistes, Vichyssois et authentiques résistants d’hier, retombés par la magie de la Victoire alliée dans la fraternité républicaine, prélude indispensable à la résurrection de la France. On l’aura compris : ce procès est avant tout un acte politique, voulu et suivi de près par le nouveau pouvoir gaulliste.
À regret, car on sait l’admiration de l’un pour l’autre éprouvée jadis, de Gaulle se résout donc à traduire en justice le chef de l’État français. Celui qui a fait don de sa personne à la France le 17 juin 1940 doit répondre des crimes d’intelligence avec l’ennemi et d’attentat contre la sûreté de l’État.
Le procès se décompose en trois actes. Le premier voit défiler à la barre les protagonistes de l’armistice : Reynaud le belliciste, Daladier le pacifiste, Blum l’homme du Front populaire, Lebrun le président fantoche sans oublier le général Weygand. Ils sont appelés à témoigner pour charger Pétain. À la fin de leurs dépositions, Camus écrit que « la vérité reste tout entière à établir ». Pétain a-t-il collaboré de son plein gré et de toute son âme avec l’ennemi ? En tout cas, le pouvoir gaulliste est inquiet du fiasco de l’accusation.
Le deuxième acte voit l’espoir gagner les rangs des avocats de la défense. On le sait, dans sa déclaration liminaire, Pétain a présenté son action à Vichy comme la réalisation d’un des volets tactiques de la fameuse théorie du bouclier et de l’épée. Ses laudateurs défilent pour dire que le héros de Verdun n’a pas pu trahir, c’est inconcevable. Au contraire, il a protégé. Et à ces témoignages de moralité s’ajoute l’existence d’une résistance authentiquement maréchaliste et antinazie. Mais Pétain n’en a jamais été que l’inspirateur, pas le chef. Et lorsqu’en novembre 1942, il a l’occasion inespérée d’œuvrer à la reconquête finale en gagnant l’Afrique du Nord, il renonce à écorner son mythe de sauveur et assume de ne pas abandonner la barre dans la tempête. À la différence d’un Mitterrand, il n’a pas réalisé que cette date marquait le tournant de la guerre.
Le troisième et dernier acte est celui du coup de théâtre. Un homme politique pouvait à lui seul dédouaner Pétain des principaux crimes de la collaboration, parce qu’il en avait toujours clamé la nécessité et espéré la réussite : Pierre Laval. Son irruption dans ce procès est sensationnelle, et sa parole accablante pour le vieux Maréchal. Le coup d’état du 10 juillet 1940, l’entrevue de Montoire, le statut des Juifs, Darnand et la Milice, à chaque fois le maréchal acquiesce parce que cela sert ses intérêts.
Dans leur album, Saada et Vassant ne se contentent pas d’égrener les témoignages. Sous forme de strips au ton décalé, ils ont pensé à donner un point de vue extérieur, et non des moindres : celui de Churchill. L’homme au cigare a vite l’intuition que l’armistice de juin 1940 ne place ni la zone libre ni la flotte de guerre française à l’abri de la convoitise du Reich, et que le jour venu le « vieux sénile » ne pèsera pas lourd. D’où Mers-el-Kebir le 3 juillet 1940, après que les Français ont osé signer une paix séparée avec l’Allemagne. Second apport aux strictes données du procès : pour palier le silence tactique de Pétain, les auteurs le font s’exprimer dans une sorte de journal intime, « Ma vie avec les Boches ». Le vieux maréchal y confesse être grisé par son statut de demi-dieu sauveur de la patrie mais s’interroge sur ce qu’il pouvait faire à 84 ans en position de faiblesse … sinon la paix.
La fin du procès approche. Sans surprise, le procureur général Mornet prononce un réquisitoire implacable. « Par vanité du pouvoir jointe à un instinct autoritaire », par haine de la République autant que par antisémitisme ou par admiration de l’idéologie nazie, « celui qui fut le maréchal Pétain » a « failli faire perdre l’honneur à la France » et mérite donc la mort. Dans une plaidoirie tout en finesse, Me Isorni, l’un des trois avocats de Pétain, tente de montrer comment le chef de Vichy a dû gérer les conséquences matérielles de l’Occupation en endossant la responsabilité morale de la collaboration, là où le chef de la France Libre peut se draper dans une posture moralement admirable –le combat pour la défaite de l’Allemagne- sans avoir à gérer la vie quotidienne sous l’Occupation.
Qu’à cela ne tienne. L’un des enseignements principaux de cet album est l’impression d’un procès partial et symbolique. À travers Pétain, c’est un régime honteux que son successeur entend condamner. Mais quoi qu’il en fût le chef, Pétain était-il l’emblème de la collaboration ? Son mythe a perduré, ajoutant même la dimension du martyre chez ses plus fervents admirateurs. Le trouble a hanté les plus beaux esprits : n’est-ce pas le président Mitterrand qui a fait fleurir la tombe du maréchal sur l’île d’Yeu à plusieurs reprises ? Des trois grandes plumes –Kessel, Camus et Mauriac- qui ont couvert le procès pour leurs journaux respectifs, c’est ce dernier qui a vu juste : Pétain reste « une figure tragique éternellement errante à mi-chemin entre la trahison et le sacrifice », trop souvent privée de la lucidité nécessaire à l’exercice d’un pouvoir certes grisant, mais destructeur en pareilles circonstances.
Juger Pétain. Philippe Saada (scénario). Sébastien Vassant (dessin et scénario). Glénat. 140 pages. 19,50 €
Les 5 premières planches :
S’il est un écrivain épanoui pendant l’Occupation, c’est bien Louis-Ferdinand Céline. Clamant son antisémitisme à la première occasion, parant de toutes les qualités Jacques Doriot et la L.V.F. dont le combat contre le bolchévisme est salué comme une croisade pour protéger la race blanche, chantre du collaborationnisme, il n’a guère le choix en juin 1944, lorsque sonne le glas du Reich. Faisant une dernière fois jouer ses relations auprès des autorités allemandes à Paris, il obtient les papiers indispensables à sa fuite, en compagnie de son épouse Lucette et de son chat Bébert. Direction le Danemark, où Céline compte bien reprendre possession de lingots d’or confiés jadis à une amie danseuse rentrée dans ce petit pays encore sous contrôle nazi.
Littéralement tombé sous le charme de l’écrivain, tout au moins subjugué par son style inimitable, Christophe Malavoy a puisé dans les propres écrits de Céline (D’un château l’autre, Nord et Rigodon, parus entre 1957 et 1969) pour raconter ce drôle de voyage d’affaires. La faconde de « l’ermite de Meudon » ouvre un boulevard aux frères Paul et Gaëtan Brizzi pour peindre le tableau d’un monde aux abois. Leur trait expressif et généreux allié à leur sens éprouvé de l’animation rendent à ce voyage sa vraie dimension : celle d’une odyssée dont les héros sont ballotés d’hôtels éventrés en dîners faméliques, et qui assistent chemin faisant à la décomposition d’un monde.
On connaît les étapes et les pèlerins de cet exode à l’envers. À mesure que « ça sentait le roussi à Paris, tout le monde foutait le camp ». À Baden-Baden, première halte du périple, Céline voit donc débarquer son vieux pote La Vigue, l’acteur Robert Le Vigan, antisémite et collabo notoire, hanté par son rôle du Christ dans un film de Duvivier en 1935, en provenance directe du tournage des Enfants du Paradis. De là, Céline est obligé de gagner Berlin, où il a été affecté comme médecin au Ministère de la Santé. La capitale du Reich vit déjà le chaos des bombardements aériens. Aussi la petite troupe est-elle évacuée vers Zornhof, dans le château d’un comte où délitement des mœurs et adoration fanatique du Führer font encore bon ménage. Puis c’est l’étape-clé de Sigmaringen, où Céline se rend de son plein gré à défaut de pouvoir rejoindre le Danemark de suite. Céline y retrouve la lie du régime de Vichy. Tout le gratin du dernier gouvernement Laval – « un plateau de condamnés à mort » – y joue la tragi-comédie du pouvoir et tient sa cour auprès de « Philippe le Dernier », dont Céline devient le médecin personnel. Le dîner qui suit l’annonce de la chute de Strasbourg est un grand moment. Céline y donne avec délectation la réplique à Brinon, Darnand, Luchaire et leur délivre l’oracle : ils y passeront tous.
Il obtient enfin le précieux sésame de l’Obersturmführer Von Raumnitz lui permettant de prendre le train pour Copenhague. Il va pouvoir quitter « ce trou à rat », s’installer provisoirement dans la capitale danoise, d’où il ne rentrera en France qu’en 1951, après son amnistie.
Mais Mister Céline est aussi le Docteur Destouches. Il a beau crier, vitupérer, maudire, il reste au fond de son être une étincelle d’humanité qui ne demande qu’à soulager son prochain à la moindre occasion. Cet apôtre de l’antisémitisme soigne ses voisins juifs, sauve sans arrière-pensée la mise d’une voyageuse sans papiers, console une jeune allemande violée. Il porte le deuil de l’Humanité depuis son expérience traumatisante de 1914. « Je souffre d’avoir vu trop loin », déclare-t-il à qui lui reproche de ne jamais être heureux, ne serait-ce qu’un instant. Cette révélation sur la condition humaine l’a paradoxalement miné pour le restant de ses jours, mais libéré de presque tous les tabous. Il peut dire à un officier nazi qu’Hitler est « un ballot, une fripouille, un gâteux, un surbranlé », il ne calcule plus, vit sa mort à crédit. « La condition humaine, c’est la souffrance, et je n’aime pas la souffrance, ni pour moi ni pour les autres » déclare-t-il au seuil de sa vie. Sans chercher à dédiaboliser l’auteur du Voyage, cet album offre le grand intérêt de voir et d’entendre le jugement décomplexé d’un témoin du crépuscule de l’État Français en exil.
La Cavale du Dr Destouches. Christophe Malavoy (scénario). Paul et Gaëtan Brizzi (dessin). Futuropolis. 96 pages. 17 €
Les 5 premières planches :
La France de Vichy, la collaboration, ce « passé qui ne passe pas » selon la formule de Conan et Rousso : en décrivant les trajectoires de Pétain, Mitterrand et Céline pendant l’Occupation, ces trois albums apportent leur modeste pierre à l’édifice de la compréhension historique. On ne pourra pas reprocher au 9e art de se pencher, sur un ton docte ou plus caustique, sur cette époque charnière, tout en s’inscrivant à bon escient dans une nécessaire démarche commémorative.
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