Spirou et Fantasio face à Che Guevara, embarqués par la CIA dans le débarquement de La Baie des Cochons
Spirou et Fantasio reviennent, le temps d’une incursion dans la grande Histoire. Entourés de leurs acolytes habituels, ils se retrouvent mêlés au débarquement de forces anti-castristes dans la Baie des Cochons, sur l’île de Cuba. Cette opération entièrement préparée par la CIA en avril 1961 fournit la trame et le prétexte à Baril, Lemoine et Elric, d’une rencontre entre héros de papier et grandes figures de la guerre froide. Ces deux brins ne font pas une tresse bien solide et l’illusion de renouer avec la grande époque de Franquin se dissipe vite. Dommage.
D’abord, il y a cette couverture, qui présente comme un air de famille avec celle de l’album n°14 de la série initiale, Le Prisonnier du Bouddha, paru en mars 1961.
En majesté, l’iconique cliché de Ernesto Guevara par Alberto Korda se tient en lieu et place de la divinité. Coïncidence ou auspices favorables, ce portrait intitulé Guerrillero Heroico fut réalisé quelques mois avant la parution de l’album choisi comme préquel à cette aventure. Dans les deux cas, Fantasio, sur le qui-vive, a empoigné le G.A.G. (Générateur Atomique Gamma). La filiation entre les deux albums se précise dès la page 6 de La Baie des Cochons, quand, à l’aéroport de New York, un douanier américain extirpe le Générateur des bagages de Fantasio, avant que l’arrivée opportune d’un agent de la CIA ne dispense notre journaliste excédé de fournir la moindre explication.
Cet agent à la mèche rousse et portant une chemise à fleurs n’est pas un inconnu : c’est Harold W. Longplaying, cocréateur, dans l’album de 1961, du G.A.G. avec Nicolas Nicolaïevitch Inovskyev, mentionné à cette même page 6. Longplaying, émarge donc officiellement désormais à la Central Intelligence Agency. D’autres allusions et personnages le confirment par la suite : cette aventure s’inscrit bien dans le prolongement du Prisonnier du Bouddha et va tenter de s’insérer dans l’histoire du piteux débarquement organisé par les États-Unis dans la Baie des Cochons en avril 1961.
La couverture nous prépare donc à découvrir le rôle joué par le « Che » dans cette tentative avortée du gouvernement états-uniens pour renverser le régime castriste. Pourquoi pas ? Mais un hiatus chronologique survient dès le début du récit. Les premières cases de l’album montrent Fidel Castro, arpentant son bureau du palais présidentiel, éructant contre « señor Kennedy » qui veut « libérer
Cuba ». Rien d’étonnant à ce que le « Lider Maximo », officiellement rangé sous la bannière communiste, soit courroucé par les propos du président des USA. Mais quand on découvre qu’il s’apprête à dire ses quatre vérités à Kennedy lors du discours qu’il va prononcer devant l’Assemblée générale des Nations-Unies, ça coince ! Ce monument de l’art oratoire, passé à la postérité *, a été prononcé le 26 septembre 1960 alors que JFK ne prend ses fonctions qu’en janvier 1961. Étant donné le focus du scénario sur le débarquement dans la Baie des Cochons (avril 1961), il est probable que les auteurs ont choisi de ne pas alourdir la galerie des personnages en intronisant Kennedy comme seul repoussoir yankee dès l’automne 1960. Une allusion est pourtant faite (page 46) à son prédécesseur, Eisenhower (mais sans le nommer), auteur du plan pour envahir Cuba, mais sans mention de date **.
Orner la couverture de l’album du célébrissime portrait du « Che », c’est envoyer un signal de références historiques a priori solides. Il aurait été plus judicieux, dans la séquence inaugurale, d’imaginer Castro s’emporter contre le président des États-Unis impérialistes, mais sans nommer Kennedy. La séquence suivante, celle de l’arrivée de Spirou et Fantasio à New York pour couvrir le discours du 26 septembre 1960, aurait alors fait sens. La barbouzerie mise en œuvre (mêler à son insu Spirou à une tentative d’assassinat de la CIA sur Fidel Castro) devient crédible. Annoncer la capture du célèbre groom (appelé bellboy par les agents US) puis son enfermement dans une geôle cubaine, concomitamment à la
présence de Seccotine, en reportage à La Havane, permet de rassembler bientôt tous les protagonistes en un même lieu. Mais la chronologie est têtue : l’avion de Seccotine touche le sol cubain en même temps que celui de Spirou et Fantasio celui de New York, peu avant le discours de Castro à l’ONU, donc en septembre 1960 (page 5). Il faut donc admettre que nos héros vont ensuite passer 7 mois sur le sol cubain, jusqu’en avril 1961. Cela ne cadre pas du tout avec la suite de leurs aventures.
Cette bourde surprend d’autant plus que le scénario multiplie les allusions et références à la grande Histoire, en piochant notamment dans la galerie des « barbudos ». Che Guevara entre en scène dans le modeste uniforme d’un officier, rassurant Seccotine, stupéfaite par l’arrestation sous ses yeux d’un journaliste pour délit d’opinion. Coiffé de son béret orné de l’étoile rouge, sourire éclatant et cigare à la main, il dissipe instantanément tous ses doutes. En une citation de José Marti ** sur la Liberté suivie d’une (trop belle) envolée féministe, le charismatique Ernesto séduit Seccotine. Puis il l’invite à une « sauterie » organisée par Fidel pour l’anniversaire de son fils Fidelito, lors de laquelle elle va rencontrer le gratin de la révolution castriste.
Entrent alors en scène, nantis de leurs attributions officielles ou officieuses, Raul Castro (frère cadet de Fidel et ministre des Armées) et Osvaldo Dorticós Torrado (président de la république de 1959 à 1976). Vient le tour de Juanita Castro, sœur de Fidel, que le « Che » suspecte déjà d’une adhésion molle aux idéaux communistes, avant que Fantasio ne l’approche ouvertement en tant qu’agente infiltrée de la CIA (pages 18-19). Seccotine croise enfin le couple Haydée (Santamaria) et Armando (Hart), en charge de l’éducation. Hormis Raul qui repointe le bout de sa casquette au moment des opérations militaires d’avril 1961, tous ces personnages servent simplement de cautions à la véracité historique du récit. Enfin, à la croisée de l’Histoire et de l’humour, le clown réclamé par Fidelito pour animer le spectacle se nomme Zatapa et brille par son absence. Au même moment, l’opération Zapata *** est déclenchée, c’est même Juanita Castro qui indique à Fantasio où rejoindre les forces anti-castristes dans leur bastion de la sierra de l’Escambray ****.
Le spectacle du faux-clown Fantasio, enrôlé par la CIA, permet à Seccotine de réaliser sa présence à Cuba. Le scénario peut enfin accélérer. Il faut néanmoins toute l’énergie du Marsupilami et toute la puissance du G.A.G. pour propulser les héros vers la suite de leurs aventures. Après une (longue) poursuite automobile dans les rues de La Havane qui se prolonge sur le célèbre pont de Bacunayagua (pages 30-31) et une plus courte escapade dans la jungle, Fantasio, débarbouillé, Seccotine et le Marsupilami arrivent dans le campement des guérilleros indiqué par Juanita Castro.
La séquence dans ce camp constitue l’ultime étape avant les opérations militaires proprement dites. Fantasio parvient à prouver in extremis son rôle d’agent de la CIA en mission grâce à une montre-radio digne de James Bond. Seccotine, conquise par le projet castriste de combattre les inégalités sociales, est condamnée au peloton d’exécution mais parvient à s’évader (assez mystérieusement et sans utiliser le G.A.G.). Tous deux – contrairement au lecteur !- n’ont pas oublié Spirou, qui moisit dans sa cellule depuis de longues pages. Chacun a son plan pour le tirer de là. À peine échappée de l’Escambray, Seccotine parvient à revoir le « Che » pour lui proposer un marché : la libération de Spirou contre le nom de l’endroit où va se produire un débarquement d’opposants armés. Fantasio, quant à lui, accepte l’aide armée de Mr Enterit pour libérer son ami.
La dernière séquence de cette aventure fait place à l’action. Tous nos héros enfin réunis se retrouvent aux premières loges dans l’avion transportant Fidel Castro vers la Baie des Cochons (sans Che Guevara, assigné au rôle de baby-sitter de Fidelito). N’oublions pas qu’ils sont dotés d’une arme infaillible, le G.A.G. C’est grâce à lui que Fidel Castro, qui le récupère après moult coups du sort, met en déroute l’armada US, dont la composition est assez bien suggérée par le dessin (page 62) et deux descriptions (pages 58 et 63).
N’y aurait-il pas trop de références aux glorieux anciens dans cet album ? Le projet de l’inscrire dans le sillage du Prisonnier du Bouddha imposait déjà la présence de plusieurs personnages. La fidélité à cet album a sans doute poussé Baril et Lemoine à continuer de faire parler Longplaying (entre autres) en français avec l’accent américain. Dans la foulée, ils ont fait de même pour les principaux personnages cubains avec l’accent hispanique. Ils n’ont pas non plus lésiné sur l’usage de mots en V.O., voire en patchwork (« Madre de God ! » hurle Enterit, page 53). Le chuintement de Guevara, quand il s’exprime en français, permet quelques gags langagiers et descend le personnage de son piédestal. Mais l’ensemble finit par peser.
La lecture de cet album multiplie aussi les références à d’autres maîtres que Franquin. Les caprices de Fidelito rappellent ceux d’Abdallah. Le camp des rebelles reclus dans la jungle, bientôt requinqués à grand renfort de rhum, évoque la troupe des Picaros d’Alcazar. Quand on y entend chanter un coq qu’on croirait tout droit sorti d’un village d’irréductibles Gaulois, on apprécie le clin d’œil. Mais quand, trois cases plus loin, déboule le chef des rebelles, Mr Enterit (pour oser le Castro/Enterit ?), accoutré comme un célèbre poor lonesome cowboy débitant des aphorismes pro-Disney, on devient plus dubitatif. Ajoutons à ce corpus de références ponctuelles une autre donnée du scénario. Fantasio et Seccotine, projetés dans une dictature sud-américaine pour porter secours à un proche, placé en détention arbitraire : cela rappelle bigrement Tintin et Haddock volant au secours de la Castafiore et des Dupondt, arrêtés et condamnés pour complot contre le régime tapioquiste *****. Juste retour des choses, cependant, puisque l’idée de son Tintin et les Picaros a germé dans l’esprit de Hergé à partir de 1962, inspirée des dictatures sud-américaines inextricablement liées à la géopolitique de la guerre froide.
« Quand les aventures de Spirou se la jouent crossover avec les péripéties de l’Histoire », promettent les éditions Dupuis à propos de cet album. Le traitement de cette rocambolesque tentative US de renverser le régime cubain honni vaut par l’irrévérence faite aux principaux responsables politiques de l’époque : Kennedy, sinistre, cherchant au final à se défausser sur la CIA de l’échec de cette opération tant il a été piteux, Castro et Guevara, combattants chanceux ne devant leur salut qu’à l’intervention d’une arme et d’une aide étrangères. À travers les propos de Seccotine, défendant la cause du projet castriste originel (moins d’inégalités sociales, la santé et l’éducation pour tous) et au vu du fiasco sans fard de l’opération Zapata, les auteurs trahissent leur léger penchant pour le camp des « barbudos ». Les inconditionnels de la série trouveront leur compte dans la maîtrise du dessin qui rappelle celle du maître Franquin. Mais, pas assez respectueux de la chronologie, un peu confus dans certaines séquences, un peu trompeur par sa couverture sur le rôle décisif présumé du « Che » dans l’affaire de la Baie des Cochons, ce tome 1 de la nouvelle collection Spirou et Fantasio mériterait plutôt la mention « sous-classique ».
* : Ce discours figure encore à ce jour comme le plus long jamais prononcé devant l’Assemblée générale des Nations-Unies (près de 4h30). Un an après avoir renversé le dictateur Batista, Castro s’y livre à une virulente critique de l’impérialisme états-unien en Amérique latine.
** : « Il faut payer le prix de la Liberté ou vivre sans elle », a écrit le poète cubain José Marti (1853-1895). Plusieurs variantes de cette citation existent. Elle revient comme un running gag tout au long de l’album.
*** : Le plan d’invasion de Cuba avait en effet été validé par son administration en mars 1960, Kennedy se contentant de le mettre à exécution sous le nom de code d’« Opération Zapata », du nom de la péninsule au sud de l’ïle.
**** : Un foyer d’opposants armés au régime castriste s’est développé dans cette région montagneuse jusqu’à sa complète éradication par l’armée et les milices cubaines en 1965.
***** : On aura reconnu les œuvres de référence suivantes : Tintin au pays de l’or noir et Coke en stock, aventures dans lesquelles Abdallah, fils de l’émir Ben-Kalish Ezab, dévoile un potentiel apparemment sans limites en matière d’espièglerie, et Tintin et les Picaros, tous trois aux éditions Casterman, 1950, 1958 et 1976.
Spirou et Fantasio classique T1 : La Baie des cochons. Michaël Baril, Elric et Clément Lemoine (scénario). Elric (dessin et couleurs). Dupuis. 64 pages. 12,95 euros.
Les cinq premières planches :