Un maillot pour l’Algérie, la décolonisation sur un autre terrain
Raconter l’histoire d’une équipe de football pour raconter une partie de la guerre d’Algérie : le projet a de quoi surprendre mais quand on referme cet album, l’idée est évidente.
Le FLN (Front de Libération National) a compris, très vite, que l’ALN (Armée de Libération Nationale) ne pourrait pas vaincre l’armée française sur le terrain. Si l’opiniâtreté des combattants algériens n’est pas en cause, l’armée française est mieux organisée, mieux armée et la Ligne Morice, construite le long des frontières à partir de 1957, empêche armes et combattants de passer efficacement pour ravitailler les djebels. La seule manière de gagner ce conflit, d’en faire une guerre entre deux pays, de sortir d’un « simple » maintien de l’ordre, est d’employer tous les moyens pour faire reconnaitre l’Algérie comme une nation et non comme une partie de la France. Les dirigeants politiques algériens sont à la manœuvre depuis plusieurs mois pour parvenir à ce but. Des actions sont entreprises auprès de l’ONU, des organisations de pays non alignés, des pays du Pacte de Varsovie, enfin auprès de l’organisation en charge des prisonniers de guerre à Genève. Très clairement, les diplomates algériens ont fait le forcing pour que des inspecteurs se rendent sur le terrain visiter les Français prisonniers du FLN. Cette simple visite valait reconnaissance de l’état de belligérant pour les combattants algériens. L’histoire racontée par cet album s’inscrit en grande partie dans ce processus. Depuis les années 20, la FIFA (Fédération internationale de football association) s’est posée comme une ONU du sport. Les fédérations qui y adhèrent émanent de pays indépendants reconnus par les autres nations. Jouer des matchs internationaux est le meilleur moyen de montrer ses couleurs, son drapeau ou de faire entendre son hymne. Aussi les dirigeants du FLN ont l’idée de créer une équipe nationale. Mais les choses sont compliquées. L’Algérie étant un département français, les meilleurs joueurs se trouvent dans des clubs de l’hexagone comme Saint-Étienne, Angers ou Lyon. Certains, comme Rachid Mekhloufi, sont de vraies stars sélectionnées pour participer comme titulaires à la Coupe du monde de 1958 qui s’annonce grandiose pour la France.
Tous les joueurs contactés par le FLN vont répondre à l’appel en hypothéquant leur carrière. Partir pour l’Algérie n’est pas chose aisée pour ces hommes très connus. Plusieurs ont une famille avec eux. S’il est une chose que les Français de l’époque n’ont pas mesuré, nous sommes en 1958 et pas en 1962, c’est la force du sentiment d’appartenance à une nation singulière, différente de la France, y compris dans l’esprit de ces jeunes joueurs de football. Ils n’ont pas mesuré non plus la force du ressentiment causé par des évènements qui ont profondément meurtri la conscience algérienne comme les massacres de Sétif en mai 1945. C’est d’ailleurs ce moment pris dans la mémoire de Rachid Mekhloufi qui ouvre l’album, comme s’ouvrait déjà le film de Rachid Bouchareb Hors la Loi. Surveillés, les joueurs rivalisent d’ingéniosité et de roublardise pour berner la police. La majorité d’entre eux parvient à partir pour rallier la Tunisie.
Dès cet instant, l’équipe vit au rythme des entrainements dans des stades un peu miteux. Le FLN n’est pas riche et si l’équipe est importante pour l’image du mouvement, elle n’est pas prioritaire. Le récit de Kris et Bertrand Galic prend toute sa force dans cet enchainement de déplacements, de matchs, d’attente dans les pays du bloc communiste : Yougoslavie, Tunisie, Vietnam du Nord, Pologne, Irak. Les deux auteurs savent traduire les inquiétudes des joueurs, leurs espoirs, mais surtout le plaisir qu’ils ont à jouer. Ils sont heureux quand ils sont sur le terrain. La documentation et le recueil des témoignages leur a offert nombre de détails qui donnent à cette épopée un côté pieds nickelés qui la rend encore plus attachante. Le trajet en Irak est hilarant : le FLN a trouvé un bus mais il manque une place assise, alors les joueurs se relaient pour passer un bout de chemin, à l’extérieur, sur le marchepied… Il y a aussi ce match, encore en Irak : l’Algérie gagne, comme toujours, alors le public, au lieu d’encourager sa propre équipe, commence à scander le nom de la France pour désarçonner les Algériens. Plus étonnant et aussi très émouvant, les Français partis jouer en Suède leur ont écrit une lettre avant d’affronter le Brésil, dans laquelle ils disent comprendre le choix de leur copain et qu’ils regrettent de jouer sans eux.
Cette histoire est belle et les auteurs en font une aventure humaine riche. Le dessin de Rey peut surprendre mais il se glisse littéralement dans le récit. Il porte les péripéties de la vie des joueurs comme des actions de jeu avec finesse et équilibre. Kris et Galic, en grands fans de foot, ont été exigeants. Ils ont rencontré des survivants de l’épopée pour comprendre au mieux la motivation et la vision de leurs actes qui, sans être aussi héroïques que ceux des combattants, ont été une preuve forte de l’engagement politique de ces hommes. Il ne faut pas le minimiser. Certains étaient des stars, comme Rachid Mekhloufi (qui le restera d’ailleurs après la guerre). Et tous ont raté la Coupe du monde, la demi-finale contre le Brésil de Pelé, les 13 buts de Just Fontaine et la troisième place arrachée à l’Allemagne.
Cette vision inattendue, presque joyeuse, d’un conflit terrible enchante. Elle ramène dans l’esprit de chacun des interrogations qu’il faut se poser sur l’engagement, la solidarité, le choix de combattre avec ses armes propres pour une cause élevée… et le stade de football devient alors un lieu édifiant.
Un Maillot pour l’Algérie. Bertrand Galic & Kris (scénario). Javi rey (dessin & couleurs). Dupuis. 136 pages. 24€
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